CHAPITRE III
Le chat était sans doute tapi en haut du muret de pierres grises, prêt à bondir, quand Richard Barthélémy s’en approcha. À peine l’homme eût-il fait deux pas le long du mur que le chat jaillit, crachant et vociférant. Barthélémy tenta d’éviter l’animal mais le coup de poing qu’il lui assena le manqua et le félin, après avoir pris appui sur son épaule en enfonçant profondément ses griffes dans la chair, courut se réfugier derrière un tas de gravats.
Barthélémy poussa un juron grossier et, se frottant vigoureusement l’épaule, se demanda pourquoi les animaux ne lui avaient jamais communiqué qu’une franche hostilité. Tous ses proches, presque sans exception, possédaient un animal familier : chien, chat, voire cochon d’Inde ou canari, et tous vantaient les joies que leur procuraient leurs compagnons.
Barthélémy, lui, ne pouvait pas s’approcher du plus doux des chatons sans le voir immédiatement se transformer en tigre enragé. Cela avait toujours été ainsi, depuis sa plus tendre enfance, et il lui arrivait parfois d’en concevoir une certaine amertume.
Pourtant la vie n’avait pas donné à Richard Barthélémy beaucoup de raisons d’être amer. Né d’une famille relativement aisée, dans une période de crise, il était entré dans la police à l’âge de vingt ans et était devenu, près de trente ans plus tard, l’un des commissaires les plus appréciés en haut lieu, pour ses nombreux coups d’éclat ; outre les quelques dizaines d’affaires criminelles qu’il avait résolues ou aidé à résoudre, il s’était constitué, au fil des années, une inaltérable réputation de briseur de grèves, ce qui avait nuit à sa popularité mais avait largement contribué à son avancement…
Parallèlement à sa carrière, Barthélémy avait mené rondement une vie amoureuse qui pouvait passer pour « honorable » : après quelques aventures éphémères où il ne recherchait que le plaisir et l’amusement, il avait épousé à vingt-cinq ans une fille de pasteur, Juliette, de six ans sa cadette, et lui avait fait méthodiquement quatre enfants, au rythme d’un tous les deux ans, assurant ainsi la continuité de son nom et la sauvegarde de ses biens. Arrivant à l’âge où le haut des tempes grisonne et où le ventre s’enfle pour déborder sur la ceinture, le commissaire de police Richard Barthélémy possédait tout ce dont il pensait qu’un homme avait besoin pour être heureux. Et, de fait, au sein accueillant de sa maison, il se sentait parfaitement heureux.
Mais les animaux ne l’aimaient pas, et cela, ni les matraques ni l’argent n’avaient jamais rien pu y changer…
Barthélémy donna un gigantesque coup de pied rageur dans une boîte de conserve éventrée qui alla rejoindre le chat sur le tas de gravats et il se remit en marche, tentant d’oublier la douleur lancinante qui traversait son épaule.
Les rues étaient pratiquement désertes. Depuis qu’elles avaient été interdites à la circulation, les gens ne se déplaçaient pratiquement plus qu’en métro. Il ne restait guère plus que quelques nostalgiques démodés pour continuer de marcher à pied et Barthélémy était de ceux-là : à chaque fois que cela lui était possible, il se tapait quelques kilomètres de marche en plein air, arguant que cela était bon pour sa santé. La vérité était qu’il souffrait d’un semblant de claustrophobie et que passer un trop long moment dans le métro le mettait toujours mal à l’aise.
Un jour, au cours d’une filature prolongée, il avait brusquement senti les battements de son cœur s’accélérer au rythme de la trépidation des wagons et l’air lui manquer peu à peu. Il avait été obligé de s’asseoir et de fermer les yeux un instant pour reprendre le contrôle de lui-même, mourant de honte en sentant sur sa nuque le regard des gens : des regards moqueurs, parfois compatissants, mais des regards ennemis de toute façon. Tous les gens étaient ses ennemis…
À cause de son malaise, il avait laissé filer le criminel qu’il suivait et, depuis ce jour, il ne prenait le métro que lorsqu’il ne pouvait vraiment pas faire autrement.
Barthélémy arriva en face de la Préfecture de Police et, tout en montant les marches de pierre du perron, consulta sa montre : huit heures quarante-cinq du matin. Il avait un quart d’heure d’avance sur l’horaire du rendez-vous que lui avait fixé le préfet et il en profita pour fumer une cigarette à l’extérieur. Il ne lui servirait à rien d’arriver avant l’heure : Joseph Stannier aimait les gens ponctuels et ne tolérait que difficilement les manquements à cette règle, dans un sens comme dans l’autre. Or Barthélémy avait de bonnes raisons de ne pas attirer sur lui la fureur du préfet : homme apprécié au gouvernement, Stannier serait très certainement appelé bientôt à de plus hautes fonctions et il était toujours bon de se savoir dans les bonnes grâces d’un ministre.
Barthélémy écrasa sa cigarette sous son talon, adressa deux ou trois mots amico-paternalistes au planton de service et pénétra dans la Préfecture.
C’était une grande bâtisse grisâtre, emplie de longs couloirs aux murs peints de couleurs ternes et aux sols recouverts de linoléum. Et comme toutes les grandes bâtisses touchant de près ou de loin à l’administration, elle sentait le renfermé, la poussière et l’ennui.
Le rêve le plus cher de Richard Barthélémy était de respirer cette poussière et de présider à cet ennui…
— Asseyez-vous, commissaire ! dit Stannier en désignant un fauteuil.
C’était un homme grand et maigre, au cheveu rare et au regard sévère. Il ressemblait un peu à l’archétype du professeur vieille France que l’on retrouve dans les œuvres de tous les humoristes.
Barthélémy prit place auprès d’un troisième personnage qu’il reconnut sans pourtant parvenir à mettre un nom sur ce visage : un type d’une trentaine d’années, aux allures décontractées, malgré une tenue vestimentaire assez stricte, et au regard franc.
— Monsieur André Daubet – Commissaire Richard Barthélémy, les présenta Stannier.
Le préfet demanda aux deux hommes de bien vouloir l’excuser un instant et se replongea dans l’examen du copieux dossier encombrant son bureau. Il semblait quelque peu soucieux.
À l’énoncé du nom de Daubet, Barthélémy avait sursauté. Bien sûr ! Il s’étonnait même de ne pas l’avoir reconnu plus tôt.
Tout le monde en France connaissait le maître du métropolitain parisien… Depuis que l’on avait supprimé les antiques chauffeurs, il était devenu nécessaire que quelqu’un se charge de commander à toutes les rames pour les faire stopper aux bons endroits – les stations – et surtout empêcher les collisions, le trafic étant resté aussi important qu’avant la mise en place du système de téléguidage. Supervisant une brigade d’opérateurs triés sur le volet, Daubet avait acquis le dérisoire honneur d’être le fonctionnaire le plus important et le plus en vue du pays. C’était un homme riche, bien entendu, mais il faisait aussi partie de cette catégorie de gens n’ayant pas le droit à l’erreur : qu’il y ait la plus petite anicroche dans son travail et il se retrouverait destitué, déchu, remplacé par un gratte-papier quelconque à la tête du métro et réduit à mendier dans les rues pour survivre. Barthélémy n’enviait pas sa position.
Les deux hommes s’observèrent en silence pendant quelques minutes, un sourire poli au bord des lèvres ; teinté de méfiance chez le commissaire, d’ironie chez Daubet. Ils semblaient vouloir se jauger, chacun se demandant ce que l’autre pouvait bien avoir à faire en ce lieu à cette heure.
Le préfet releva enfin les yeux de son dossier et prit la parole :
— Messieurs, je vous ai demandé de passer me voir aujourd’hui car l’heure est extrêmement grave. Des choses terriblement importantes se préparent et le pays tout entier a besoin de votre collaboration.
Sur le visage de Daubet le sourire s’agrandit : Stannier avait toujours eu un penchant pour les phrases toutes faites et les clichés, ce qui le faisait souvent sombrer dans la grandiloquence.
— Vous n’ignorez pas, reprit le préfet, que la date des prochaines élections est toute proche et vous avez également comme moi que l’opposition ne perd désormais plus une occasion pour dénigrer le gouvernement. J’ai de la peine à le reconnaître mais je dois avouer qu’effectivement nous ne fûmes pas toujours à la hauteur de la situation : notre pays est un beau pays, messieurs, et les gens qui y vivent sont pour la plupart de braves gens ; mais lorsque ces braves gens voient le désordre qui règne dans notre capitale il est assez logique qu’ils se laissent prendre aux discours anarchisants de l’opposition. Paris est devenu une véritable obscénité – je le dis comme je le pense – un cloaque monstrueux où, par négligence, nous avons laissé s’infiltrer tous les microbes sociaux et tous les vices. Paris est un furoncle en plein cœur de la France. Ce furoncle, messieurs, nous allons le crever !
Le préfet s’arrêta un instant de parler pour juger de l’effet produit par son discours sur ses interlocuteurs. Ceux-ci l’écoutaient sans mot dire, ne semblant pas encore voir où il voulait en venir, ne saisissant pas encore la portée des sous-entendus qu’il avait glissés dans ses paroles. Stannier prit un cigare dans un coffret molletonné et, après en avoir offert un aux deux hommes qui le refusèrent d’un même geste, il l’alluma. Il tira deux ou trois bouffées voluptueuses avant de continuer en souriant :
— Je vais tenter de résumer la situation. L’organisation ! La pègre ! La police ! Voilà quelles sont les trois principales forces en présence à Paris. Les gros truands sont de plus en plus audacieux et rançonnent des citoyens apeurés, au nez et à la barbe des forces de l’ordre, tout en se faisant une guerre sans merci, par tueurs professionnels interposés. Ces derniers, bien que moralement indéfendables, ne menacent pas directement l’ordre public, donc ils n’entrent pas au rang de nos préoccupations premières…
— Je pense que je vous comprends, coupa Barthélémy. Le gouvernement désire que nous démantelions tous les groupes de racketters. C’est faisable mais cela risque de prendre du temps.
— Si vous me laissiez parler, vous useriez moins de salive inutilement, dit sèchement Stannier. Je sais qu’il est impossible de mettre d’un jour à l’autre le holà aux activités des gros bonnets de la pègre. Le gouvernement le sait également et c’est pourquoi il ne vous demandera pas de le faire !
Barthélémy sentit une douche froide s’abattre sur ses épaules. Il venait de faire, par excès de zèle, une erreur qui risquait de lui coûter cher.
— Excusez-moi, balbutia-t-il. Je pensais…
— Ce que vous pensiez n’a aucune importance, trancha Stannier. Venons-en aux faits. Les gros truands sont certes dangereux et il faudra s’occuper d’eux un jour ou l’autre mais pour l’instant ils ne nous dérangent pas excessivement. Même si chacun à Paris connaît leur existence, ces gens-là agissent dans l’ombre et nous font même l’amitié de régler leurs problèmes en famille, comme on dit. Leurs querelles intestines se résolvent au sein des bandes et nous ne faisons guère que ramasser les cadavres. Non, messieurs, ce ne sont pas eux qui donnent aux provinces et au reste du monde une image dépravée de la capitale française. Même si cela est difficile à admettre, les véritables fauteurs de trouble sont des gens beaucoup plus insignifiants mais, hélas, aussi, beaucoup plus nombreux. Auriez-vous oublié, commissaire, que tout un quartier de la ville est devenu insalubre, une portion de fange où trouvent refuge tous les gens en marge de la loi et où vos propres agents n’osent pas mettre les pieds, de peur de se faire assassiner ?
— Pigalle…, murmura Barthélémy.
— Pigalle, oui, si vous tenez à donner à ce quartier le nom que lui a conféré la tradition populaire. Mais souvenez-vous que cela recouvre la totalité d’un arrondissement parisien.
Barthélémy soupira : il était au courant, ô combien ! Cet état de fait constituait même un de ses plus grands sujets de cauchemar depuis qu’il était dans la police. Ce qu’avait dit le préfet était vrai : tout ce qui était arrivé n’était dû qu’à la négligence du gouvernement ; le même tremblement de terre qui avait été fatal à plusieurs stations de métro et rendu la plupart des rues impraticables, avait complètement anéanti Pigalle et les environs, réduisant les cabarets, les bordels et les quelques rares édifices abritant d’honnêtes citoyens à l’état de ruines. Par arrêté municipal, on avait envoyé quelques bulldozers pour nettoyer le tout et un gigantesque terrain vague était né.
Les habitants avaient été relogés au petit bonheur, pour la plupart dans des H.L.M. de banlieue, hormis ceux qui avaient trouvé un logement accueillant et gratuit dans une cellule aux barreaux solides. Etant donné la fréquentation du quartier, ceux-là n’avaient pas été loin d’être les plus nombreux : les flics avaient profité de l’occasion pour faire une razzia générale.
Depuis, au fil des cinquante années s’étant écoulées, des gens étaient revenus habiter là quand ils n’avaient nulle part où aller ; des immigrés, surtout : Africains – du nord et du sud –, Portugais, Tchécoslovaques et même quelques Chinois égarés, tous venus chercher du travail en France à une époque où l’économie le leur permettait encore, et s’étant retrouvés au chômage sans pouvoir réunir assez d’argent pour rentrer chez eux, situation bancale ne faisant qu’empirer au fil des années.
Petit à petit, ils avaient reconstruit des maisons, avec essentiellement des matériaux de récupération – planches vermoulues et tuiles ébréchées –, redonnant au quartier une apparence de ville, ou à tout le moins de village possédant quelques rues anonymes, au tracé approximatif. Pourtant on y rencontrait également les caravanes défraîchies des bohémiens qui venaient s’installer là lorsqu’ils passaient dans la ville : ils n’y restaient jamais longtemps car, difficilement tolérés par la population locale, ils étaient forcés de se terrer dans les recoins les plus sombres, mais revenaient à chaque fois.
En voyant ce peuplement hétérogène et souvent illettré – l’accès des écoles étant depuis longtemps réservé aux seuls Français –, une bonne partie de la pègre parisienne avait flairé la bonne affaire et beaucoup de petits escrocs et de truands de deuxième ordre étaient venus s’installer dans ce qu’on continuait de désigner sous le nom générique de « Pigalle ».
Ayant l’intelligence de ne pas se tirer dans les pattes, ils étaient rapidement devenus les maîtres du quartier, vivant grassement en exploitant la crédulité et l’ignorance des habitants, et lui avaient redonné cette réputation de luxure et de débauche qui avait été la sienne pendant des dizaines d’années – avant le tremblement de terre –, réputation à laquelle s’ajoutait maintenant le qualificatif d’insalubrité : il n’existait aucun système d’écoulement et les égouts de la ville n’avaient pas été raccordés aux nouvelles constructions puisque, après tout, les gens qui les occupaient ne possédaient aucun droit légal de se trouver là.
Pigalle constituait une enclave dans la ville, une sorte de moderne cour des miracles, située topographiquement à l’emplacement quasi exact de ce qui avait été le neuvième arrondissement parisien. Une enclave où, effectivement, la police n’osait pas entrer depuis qu’elle servait de refuge à tous les criminels en fuite. Mais, jusque-là, les flics ne s’en étaient guère préoccupés : ils préféraient attendre que leur gibier fasse une fausse manœuvre et sorte de Pigalle, pour le cueillir au passage plutôt que de se faire écharper. Barthélémy avait toujours pensé que le seul moyen de faire autrement aurait été de tout raser, une nouvelle fois. Et cela, personne n’avait dû y tenir suffisamment pour que l’ordre soit donné ; tant que les frelons ne sortaient pas de leur nid ils ne dérangeaient pas.
Apparemment les choses avaient changé…
— Vous me demandez d’employer les grands moyens ? interrogea Barthélémy.
— Oui et non, commissaire, dit Stannier. Je veux que vous assainissiez Pigalle, c’est vrai, et je veux que vous le fassiez vite. Mais je veux aussi que cela se fasse sans heurts. Il ne faut pas que nos habituels détracteurs puissent se lancer dans un quelconque discours sur le martyre des minorités opprimées. Du tact, Barthélémy, du tact…
— La matraque avec le sourire, fit ironiquement Daubet, s’attirant un coup d’œil furieux de la part du préfet.
Ignorant l’interruption, Barthélémy s’adressa à son supérieur :
— J’étudierai moi-même la question, monsieur le préfet. Je vous promets de faire tout mon possible pour vous proposer rapidement une solution. Est-ce tout ?
— Non ! Il y a un autre problème, mais de moindre importance, bien qu’il justifie à lui seul la présence de M. Daubet parmi nous.
En désignant Daubet, Stannier avait mis dans sa voix autant de mépris que le lui permettaient les lois hypocrites de la courtoisie. Apparemment, s’il n’avait tenu qu’à lui, le jeune homme aurait été promptement remplacé à la tête du métro. Ce fut néanmoins sans agressivité qu’il s’adressa à lui.
— Vous qui connaissez mieux que personne le métropolitain, vous devez savoir qu’à l’intérieur des lignes désaffectées vivent des gens, qui pour se nourrir organisent des raids contre d’honnêtes commerçants et se rendent coupables d’actes monstrueux, défiant l’entendement humain.
Le visage de Daubet était devenu grave.
— Si vous voulez parler de ceux qu’on appelle les « troglodytes » je trouve que vous y allez un peu fort. D’une part je ne pense pas qu’ils soient aussi nombreux qu’on veut bien le dire et d’autre part, si certains d’entre eux ont commis quelques rapines, la plupart sont des gens qui ont au contraire choisi de vivre en complète autarcie et qui ne font de mal à personne !
— Quoi qu’il en soit, coupa Stannier, le gouvernement considère que ces… troglodytes sont un important facteur de troubles et il désire que les choses reprennent leur cours normal. Ceux qui n’ont rien fait de mal ne seront pas inquiétés, rassurez-vous, et des dispositions seront prises pour leur trouver un logement à la surface, mais les criminels seront châtiés. Ce que nous attendons de vous, c’est que vous apportiez votre aide aux forces de police chargées de rétablir l’ordre. Y voyez-vous une objection ?
André Daubet fit la moue. Il comprenait enfin la raison de sa présence ici et cela ne lui plaisait pas. Il était effectivement le seul homme capable de guider efficacement une intervention souterraine, punitive ou non. Avant d’occuper son poste il avait longuement étudié le métropolitain, explorant toutes les lignes, à la fois sur le papier et de visu, apprenant d’où venaient les voies désaffectées, quels avaient été les nouveaux aménagements et pourquoi ils avaient été faits. En plus de l’attention quotidienne qu’il portait aux lignes régulières, il lui était arrivé de descendre en solitaire pour de longues explorations dans le domaine des troglodytes. Il avait rencontré certains d’entre eux, avait appris à les connaître et à les apprécier… Le métro avait toujours été la passion d’André Daubet et était devenu au fil des années sa principale raison de vivre : il y consacrait l’intégralité de son temps de travail et la majorité de ses loisirs, délaissant sa femme et sa fille de huit ans, délaissant aussi la maîtresse qui avait peu à peu pris le pas sur sa compagne officielle. Deux ans auparavant il avait même écrit un livre, humoristiquement intitulé : Le métro parisien, sa vie, son œuvre…, traité complet dont un chapitre entier était consacré à la vie souterraine des troglodytes. C’était sans doute cela, autant que sa fonction, qui l’avait fait choisir par le gouvernement pour guider les flics au milieu des « catacombes ».
— Y voyez-vous une objection ? répéta le préfet.
Daubet releva la tête et fixa Stannier d’un regard noir.
— Je suis un fonctionnaire, dit-il durement. Je suis payé par l’Etat pour exécuter les ordres de l’Etat. Je n’ai pas à avoir d’objection…
— Fort bien ! s’exclama le préfet. Eh bien, messieurs, dans ces conditions, je vous remercie et je vous souhaite bon courage. Vous en aurez besoin !
Juliette Barthélémy n’était pas une femme compliquée…
Lorsque son père, un pasteur de la vieille école, lui avait fait épouser – à dix-neuf ans – un homme qu’elle n’aimait pas, le connaissant à peine, elle n’avait pas bronché. C’était sans doute la volonté de Dieu, avait-elle pensé. Plus tard, apprenant à connaître son mari et s’apercevant que, décidément, elle ne pourrait jamais l’aimer, elle en avait tout naturellement déduit que c’était au contraire la volonté des hommes. Car il est écrit que Dieu est amour… Mais Juliette Barthélémy ne voulait vexer personne, ni provoquer le plus léger scandale : aussi avait-elle continué de faire la volonté des hommes au grand jour, servant à son mari de domestique et, à l’occasion, d’objet sexuel, tout en faisant la volonté de Dieu loin de la demeure conjugale, à chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Durant les premières années de son mariage, elle avait connu quelques amants éphémères qui étaient arrivés à point pour mettre un peu de baume sur les blessures de rêves de jeunesse mais qui ne pouvaient en aucun cas lui apporter de bonheur définitif. Ce bonheur, elle l’avait trouvé à l’âge de trente-cinq ans, en la personne de Bertrand : un petit employé de banque aux allures de boy-scout attardé ; du moins elle pensait que c’était cela le bonheur. Cela faisait sept ans déjà. Juliette Barthélémy n’était pas une femme compliquée…
Aussi, quand son mari rentra à la maison, ce soir-là, très énervé, pestant contre « les-exigences-du-préfet » et « ce-petit-connard-de-Daubet », et lui demanda de lui préparer une valise pour quelques jours, car il devait partir faire une enquête sur le tas, elle ne posa pas de questions et s’exécuta.
Pour elle, l’absence de Richard représentait quelques jours qu’elle pourrait passer à plein temps avec Bertrand. Celui-ci ne vieillissait ni mieux ni plus mal que le commissaire mais au moins il ne la battait pas, lui parlait doucement, toujours prêt à lui communiquer un peu de tendresse, faute de connaître la signification du mot « amour ».
Par un brusque accès de bavardage, provoqué sans doute par l’absorption d’une trop grande quantité d’alcool, Richard Barthélémy confia à sa femme qu’il se rendait en plein cœur de Pigalle pour une opération d’importance « nationale » et Juliette en conçut un nouvel espoir : durant toutes ces années partagées entre différents hommes, elle n’avait jamais perdu la foi inébranlable que lui avait inculquée son père et elle pensa que cette fois-ci, Dieu ne pourrait certainement pas permettre à son mari de revenir vivant. Elle se mit aussitôt à prier ardemment pour qu’il meure – sans souffrir, bien sûr, elle n’était pas cruelle –, mais qu’il meure, mon Dieu !
Non, vraiment, Juliette Barthélémy n’était pas une femme compliquée…